Ca fait quelques mois que je n’avais plus écrit ici.
Une certaine lassitude, un ras le bol de passer plus de temps à gérer des shitstorms autour de mes articles, qu’à écrire mes articles.

Si au moins les shitstorms et autres réactions parfois surréalistes étaient venues des gros réac’ que j’épingle dans mes articles, des « hommes-hétéros-blancs-pleins-de-thune-cisgenre-valides », j’aurais pris la chose avec plus de philosophie : quand on écorche un système, il se rebiffe, c’est obligé.
Mais, ma foi, les gros réac’, ils m’ont toujours relativement laissé tranquille. Enfin, relativement, quoi. Des insultes par ci par là, quelques bons gros trolls faschos et masculinistes en mal de casser de la militante féministe, mais boarf… Rien qui soit dans le fond de nature à me bouleverser particulièrement. Je suis assez imperméables à ces insultes là.
Mais non.
Les plus massives, et de loin les plus nombreuses, des shitstorms venaient (et viendront encore, je suppose) du milieu militant féministe lui-même.
Pas assez ceci, trop cela, un terme mal choisi, une phrase mal formulée ou piochée au milieu d’un article en faisant caca sur le contexte, un peu trop de nuance, pas assez de réflexion en noir et blanc bien tranchés…
Et des pages et des pages d’échanges sur Facebook, sur Twitter, pour expliquer, recontextualiser, défendre, m’entendre dire que « Tu défends ton article, tu refuses de te remettre en question », m’entendre traiter de raciste, de transphobe, de grossophobe, de ceci, de cela. Et surtout, le sceau ultime du déshonneur, de PERSONNE PROBLEMATIQUE.
Avec les injonctions à « ne pas partager mon blog parce qu’il donne une visibilité à une personne problématique ». Avec, et là je crois que c’est ce qui me reste le plus en travers, les attaques par ricochet sur des personnes de mon entourage : « Ah, tu es en contact avec Lau’… ! Evidemment que tu ne peux dire que de la merde, pour supporter une personne pareille ». Outch. C’est tellement militant, de s’en prendre à l’entourage d’une personne et de lui faire payer l’addition par ricochet, n’est ce pas ?
Avec toutes les dynamiques d’exclusion et de stigmatisation interne au mouvement militant qui vont avec.
J’ai eu beau en rire, j’ai eu beau ironiser, j’ai eu beau me dire et me répéter que ça ne me toucherait pas et que ca ne saperait pas ma motivation, le fait est que le constat est là. Dernier article en octobre, plus rien depuis.
Et là j’ai envie de sortir du silence, et de ne pas laisser crever ce blog.
Je me suis demandé comment recommencer à écrire ici, quel bout de la pelote de ficelle j’allais bien pouvoir attraper pour revenir.
Et je me suis dit, au final, que c’est sur cette obligation de perfection du mouvement militant que j’allais écrire.
Parce que au delà de mon petit ras le bol (qui bon, au final, n’est pas très intéressant à développer, je ne vais pas vous détailler les shitstorms, c’est sérieusement dénué d’intérêt), ça me pose sérieusement question, cette injonction à la perfection militante. Politiquement, je veux dire. En terme de sens du combat, de but du mouvement militant, et de vision globale des choses.
Je vais essayer d’organiser ma pensée là autour pour expliquer ce que je vois de profondément dépolitisé dans cette traque aux « personnes problématiques ».
La personnification des « méchant.e.s oppresseur.euses » empêche de réfléchir à un niveau systémique.
Il y a une grosse contradiction entre la chasse aux « personnes problématiques » dans les milieux militants, et la prise en compte des facteurs systémiques qui amènent à avoir des COMPORTEMENTS, des PREJUGES, des SCHEMAS DE PENSEE, des PAROLES problématiques.
Pointer les PERSONNES problématiques revient à diviser le monde en deux sur une base non pas sociale, mais morale :
– Les gentil.les (traduits en jargon militant par « personnes safe » ou par « personnes déconstruites »).
– Les méchant.es (les fameuses PERSONNES PROBLEMATIQUES).
Combattre un système qui fonctionne en « les tenants de la norme et du pouvoir vs les autres » pour retomber dans une division qui reproduit exactement ce « nous vs les autres », en changeant juste les critères d’admissibilité pour faire partie du « nous », pour vous je ne sais pas, mais personnellement, il y a une grosse « alerte mauvaise idée » qui se déclenche.
En admettant qu’une bonne Fée Ministe débarque demain sur Terre pour créer, d’un coup de baguette magique, un monde plus juste, plus égalitaire, je vous parie mes deux mains que si elle a l’idée pourrie d’en confier la bonne marche à ces super-militant.es safe adeptes de la traque aux personnes problématiques, on ne mettra pas long à constater qu’on a juste déplacé le problème, mais que finalement on n’a rien changé de fondamental : on aura toujours les détenteur.ices de la Vérité (et donc du Pouvoir). Et on aura toujours les personnes qui rament comme des galérien.nes derrière.
On ne transforme pas un système social en personnifiant les « agresseur.euses », les « méchant.es », les « problématiques ».
On ne change rien en désignant des bouc-émissaires porteurs de la culpabilité de toute la merde du monde.
A l’inverse, c’est en sortant de la lecture morale (« bien vs mal ») qu’on peut comprendre (puis modifier) un fonctionnement de société : il n’y a pas de « gentil.les » ni de « méchant.es », il y a des personnes occupant différentes places (qu’elles n’ont pas choisi, ou très partiellement) dans un gigantesque engrenage où chaque roue en entraine une autre.
Les personnes problématiques, ces causes perdues
Si on reste sur cette vision morale qui divise « personnes déconstruites/safe » et « personnes problématiques », quel intérêt y aurait-il à communiquer avec les « problématiques », les « agresseur.euses » ?
Aucun, n’est ce pas, vu que ces personnes ne méritent pas qu’on gaspille notre énergie de bon.nes militant.es safe et déconstruit.es pour elles ?
Ok. Expliquez moi comment on les amène à déconstruire leurs préjugés, leurs comportements, leurs attitudes, tout ça… Sans communiquer avec ces personnes ?
Sans expliquer ?
Sans – au besoin – gueuler très fort dans leurs oreilles ?
Et si on ne les amène pas à un changement quelconque, d’une manière qui leur permette réellement de changer (indice : non, étiqueter quelqu’un comme « personne problématique », ou « raciste », ou « agresseur.euse », ou peu importe quelle étiquette n’aidera jamais en soi quelqu’un à changer d’attitude. Ca serait chouette si c’était aussi facile, si ça faisait office de baguette magique, mais ça ne marche pas), comment peut-on espérer une forme de changement sociétal ?
La seule manière de ne jamais être problématique : fermer sa gueule. Les personnes qui n’agissent pas ne se plantent jamais.
Dernier point qui me fait sévèrement grincer des chicots dans cette chasse acharnée à la personne problématique :
Elle met indiscutablement en danger les personnes qui ESSAIENT d’agir.
Personne n’étant à l’abri de se planter, de dire une grosse merde, d’avoir un raisonnement complètement foireux une fois ou l’autre, toute personne qui essaie de produire des choses (des textes, des actions, quelque chose) se retrouve sous la loupe.
On en arrive donc à avoir des militant.es qui ne militent plus que par la destruction des actions militantes imparfaites des autres.
Faire annuler une conférence, crier très fort qu’il ne faut pas lire tel ou tel blog, désigner des militant.es à ne surtout pas citer « parce que c’est des personnes problématiques ».
Je ne dis pas que ça n’est jamais compréhensible, hein, de faire annuler une conférence ou de déconseiller la lecture d’un texte qui véhicule des idées pourraves.
Mais par contre, est-ce que ça produit quelque chose, en contrepartie ?
Nope.
Et – là on va surement me dire que je suis très mauvaise langue, hein – mais j’ai tendance à faire la constatation suivante :
Les personnes les plus acharnées à traquer les personnes problématiques, à reprendre les autres sur un terme mal choisi, à critiquer vertement tel ou tel article, telle ou telle action… ça n’est pas très souvent les personnes qui consacrent le plus de temps et d’énergie à essayer d’imaginer des choses, de créer des choses.
Je suis bien consciente du coté très euh… problématique… de cette dernière remarque, parce qu’elle pourrait largement passer pour du « si tu n’as pas la possibilité de faire activement des choses, tu n’as plus qu’à fermer ta gueule ». Ca n’est pas mon but.
Et mon but n’est pas non plus de dire que toute critique est négative et destructrice.
Par contre, c’est face à une certaine forme de militantisme, qui passe majoritairement par la critique non pas de la société, mais d’autres membres du mouvement militant, que j’ai une certaine colère.
Quand tu produis (des textes, des actions, whatever), tu t’exposes.
Aux yeux de la société « non déconstruite », je veux dire.
Pour prendre mon exemple (parce que c’est celui que je connais le mieux, par la force des choses) : en faisant le choix de diffuser ce blog sans cacher mon identité, avec une photo de moi par ci par là, en le diffusant avec mon compte personnelle sur les réseaux sociaux, je prends une certaine part de risque.
En lançant une pétition signée de mon nom contre un évêque tenant des propos homophobes, j’ai pris une certaine part de risque (qui m’a valu quelques messages d’insultes bien gratinés).
Concrètement, je sais que le jour où je chercherais un boulot, si quelqu’un google mon nom, cette personne a intérêt à être OK d’engager une personne qui assume ouvertement sa non-hétérosexualité, le fait d’avoir une petite dose de particularités psy, et qui est plus ou moins une grande gueule (tout à fait ce que les patrons aiment avoir dans leur équipe, n’est ce pas ?)
D’autres personnes que je connais ont été menacées de mort, de viol, et autres joyeusetés du genre pour leurs articles et leurs prises de position.
Est-ce que c’est vraiment tenable de demander aux personnes qui acceptent de prendre cette part de risque là de devoir complètement tirer un trait sur tout espoir de bienveillance et de soutien de la part d’autres militant.es à la moindre erreur de parcours ?
J’ai vu trop de personnes lâcher toute forme d’action militante non pas à cause des risques encourus vis à vis de la société, mais à cause de l’exigence absolue de perfection au sein des milieux militants.
J’ai vu trop de personnes avoir carrément PEUR d’écrire un article, non pas en se disant « je vais me ramasser de la merde fascho / homophobe / masculiniste / whatever en retour », mais en se disant « si je fais la moindre boulette, je vais m’en prendre plein la gueule dans le milieu militant ».
Est-ce que c’est ça qu’on veut, et est-ce que c’est comme ça qu’on va arriver à faire changer quoi que ce soit, et pas uniquement à s’auto-congratuler d’être très très « safe » et très très « déconstruit.es » ?