« Non mais tu es pas réellement gros.se, tu ne peux pas lutter contre la grossophobie sans prendre la place des personnes concernées ». (version « militant.e vener »)
« Non mais qu’est ce que tu nous fais chier avec ta lutte contre la grossophobie, t’es même pas gros.se » (version « quidam lambda »).
JE-NE-SUIS-PAS-D’ACCORD. Avec aucune de ces deux phrases.
Genre du tout.
Et c’est des trucs que j’ai souvent entendu autour de moi.
Bon. Pas directement adressés à moi (sans quoi j’aurais ri relativement fort, et envoyé la personne prendre un rendez-vous en urgence chez un bon opticien, parce que… Parce que 130kg, quoi. Ca devient assez difficilement argumentable que « je ne suis pas grosse ». Je le suis. Mais pas de panique, c’est pas une insulte, et je ne suis pas en train de me rabaisser moi-même. Je dis que je suis grosse exactement de la même manière que je dis que j’ai les yeux bleus : c’est une constatation. Ca fait un bail que j’ai arrêté de dévaloriser mon corps sur la base de mon poids).
Mais bon. Bref.
Il y a un questionnement récurant autour de la légitimité des gens « pas gros.se » à lutter contre la grossophobie. Et même de la légitimité des « juste un peu gros.ses mais pas obèses ».
Alors entendons nous :
Je suis bien d’accord qu’il y a des enjeux de la lutte contre la grossophobie qui sont pas mal étrangers aux personnes « pas grosses » ou « juste un peu grosses mais pas obèses ».
Non, ces personnes ne vont pas se retrouver à payer deux sièges dans un avion.
Non, ces personnes ne vont pas se retrouver à ne pas pouvoir passer un scanner parce que l’appareil est trop petit pour elles.
Non, ces personnes ne vont pas se faire malmener par leur médecin qui va les soigner en partant du présupposé que tous leurs problèmes de santé viennent de leur poids.
Non, ces personnes ne vont pas devoir payer nettement plus cher leurs fringues en les achetant dans des magasins spécialisés grande taille.
Sur ces enjeux là, et quelques autres encore, ouais, effectivement, les personnes « moins grosses » n’ont pas à occuper le centre de la discussion.
On est bien d’accord.
Maintenant, pour tout ce qui est de l’aspect « lutte contre le body shaming grossophobe », il s’agit quand même d’avoir un peu plus de nuance.
Pour plusieurs raisons, que je vais détailler de ce pas :
C’est très vite fait de basher les personnes atteintes de dysmorphophobie :
Je l’évoquais dans un autre article, mais c’est une chose sur laquelle je trouve important d’insister.
La dysmorphophobie, c’est – en gros – le fait d’avoir une perception biaisée, faussée, de son propre corps.
C’est notamment fréquent chez les personnes atteintes de troubles du comportement alimentaire, qui se perçoivent fréquemment comme nettement plus grosses qu’elles ne le sont objectivement.
Et non. Il ne s’agit pas d’une manière détournée d’avoir des compliments (« Mais non, t’es pas grosse, tu es très belle »), comme on l’entend souvent chez « le quidam lambda »)
Et non, transposé au contexte militant, il ne s’agit pas non plus d’une manière d’éviter de prendre conscience et d’assumer ses privilèges de mince.
Etre atteint.e de dysmorphophobie n’est pas fun.
Vraiment.
Etre atteint.e de dysmorphophobie, c’est ne pas pouvoir croiser son reflet dans le miroir sans crise d’angoisse, pour beaucoup de personnes.
Si la crise d’angoisse quotidienne devant le miroir est un privilège, franchement, j’en veux pas, de ce privilège.
Dans sa perception, une personne atteinte de dysmorphophobie EST grosse. Pour de vrai. Le poids objectif ne change rien à cette perception.
Et par conséquent, toute la grossophobie qu’on reçoit en tant que message quasi unique dans la société (dans la pub, dans les médias, dans l’humour foireux), elle atteint RÉELLEMENT ces personnes, avec tout autant de cruauté que les personnes objectivement grosses. (et elle ne fait que renforcer leur trouble psy, d’ailleurs, parce que vu qu’elles se perçoivent comme grosse et que la société dit que « être gros c’est mal », ça ne fait que renforcer l’obsession de perdre du poids. Tu le vois, le gros cercle vicieux bien crade ?)
Et, pour parler en terme de militantisme : basher ou exclure les personnes atteintes de dysmorphophobie de la lutte contre la grossophobie, c’est psychophobe.
La société donne un message très biaisé aux personnes, spécialement assignées femmes, sur « ce que c’est d’être gros.se »
Je rappelle que le monde de la mode présente la plupart de ses vêtements féminins sur des modèles portant une taille 34 environ. Les mannequins portant du 40-42 sont présentés comme des mannequins « grande taille ». (manière polie de dire « mannequins gros.ses ») On nous martèle donc que si on porte du 40-42, on est grosse.
On serait donc de bien mauvaise foi de reprocher à une personne portant du 40 de se percevoir comme grosse. Parce que c’est ce que la société lui claque dans la gueule. Partout. Tout le temps.
Et à partir du moment où la société te dit en permanence que tu es grosse, OUI, tu es atteinte par les saloperies sur les gros.ses. Oui. Là encore, le poids objectif, les normes médicales et que sais-je encore n’ont que peu d’impact dans le ressenti objectif des personnes qui vivent ce message là au quotidien.
Pour en lire plus sur ce sujet des mannequins « grande taille » qui ont en fait un poids carrément dans la moyenne, je vous invite à lire cet article, sur le site de « Ma grande Taille »
Dire « tu es trop mince pour lutter contre la grossophobie », c’est donner une validité au discours social qui indique qu’il y a des gens « trop gros » et des gens « dans la norme ».
Alors que la norme concernant le poids, c’est une construction sociale, qui n’a pas d’objectivité médicale.
On combat le diktat de l’IMC (indice de masse corporelle), qui est de plus en plus remis en question en tant qu’unité objective de mesure et d’évaluation de la santé de quelqu’un.
Et d’un autre côté, on renvoie des personnes au fait qu’elles n’ont pas un IMC suffisant pour se sentir atteintes par la grossophobie ?
Euh. Faille logique détectée. N’est ce pas ?
(On m’a signalé que cette partie de mon article était carrément nébuleuse.
Et à la relecture, effectivement, la faille logique me parait très claire… Mais la faille dans la clarté de mes explications aussi, à vrai dire. Donc je vais essayer d’ajouter / préciser un peu, histoire que ça soit plus clair.)
Donc.
La société – s’appuyant sur le monde médical – classe les gens selon leur rapport taille/poids.
Si, déjà sur le plan purement médical, cette évaluation en fonction du rapport taille/poids commence à être sérieusement remise en question par certains médecins, parce que le poids n’évalue pas (que) la masse graisseuse, mais que plein d’autres choses rentrent en ligne de compte (la masse musculaire, la densité osseuse,…), et que l’IMC seul ne donne pas d’indice si fiable que ça sur la santé d’une personne…
Dans le grand public, cette évaluation des gens en fonction de leur corpulence, on l’a vu, elle va souvent dans le fait d’attribuer une valeur (esthétique, morale, voire professionnelle) aux personnes en fonction de leur corpulence et de leur poids).
Et c’est un des grands axes de lutte contre la grossophobie, le fait de mettre un terme à cette catégorisation des personnes en fonction de leur poids. C’est une priorité.
Or il y a un problème logique dans le fait de dire, d’un coté : « Non, la classification des personnes en fonction de leur poids n’a aucun sens ».
Et de dire de l’autre : « Mais toi tu es trop mince pour savoir de quoi tu parles à propos de la grossophobie ».
C’est détruire d’une main une classification… et la reconstruire de l’autre.
Qui plus est, la notion de « trop gros.se » est subjective, mais notre société s’accorde quasi unanimement à dire que « trop gros.se c’est mal ».
Ce qui amène des personnes OBJECTIVEMENT pas trop grosses à ramasser des messages super violents en terme de grossophobie en pleine tronche (dans la presse et la mode comme dit plus haut, mais aussi par leurs proches).
Donc déterminer un poids objectif à partir duquel on est réellement victime de la grossophobie devient vite… Assez peu réaliste. Et aussi carrément pas souhaitable, parce que ça revient à légitimer le « à partir de tel poids / de tel IMC, on est réellement trop gros.se ».
En conclusion, j’ai envie de dire :
Oui, lutter contre la grossophobie, c’est lutter contre les discriminations, maltraitances médicales et autres vacheries qui touchent les personnes obèses.
Mais c’est AUSSI lutter contre l’injonction permanente à éliminer le moindre bourrelet, la moindre trace de graisse, la moindre cellulite, à être mince, à être « comme les mannequins ».
Ces deux aspects coexistent. Oublier ou minimiser l’un ou l’autre, c’est oublier une partie de la lutte contre la grossophobie.
Et oublier de défendre les personnes qui sont touchées par cette grossophobie rampante, plus « discrète », plus sournoise que les discriminations à proprement parler… C’est laisser sur le bord du chemin une proportion pas négligeable des personnes qui font les frais de la grossophobie. Et dans certains cas, c’est également être psychophobe.
Cela me fait penser à ces quelques garçons qui m’ont complimentée sur mon corps – cool et rassurant me direz-vous – en insistant sur la différence avec d’autres femmes plus grosses, avec plus de cellulites, …etc. Par exemple « Toi tu es vraiment bien foutue, les formes ou il faut, un peu de gras mais pas trop, ferme, on voit que tu prends soin de toi, tu n’as pas le cul celluliteux comme certaines », provoquant chez moi 1) un malaise par rapport à cette autre à la fesse celluliteuse, insultée – elle prend sûrement soin d’elle, à sa manière – et 2) la pression de rester comme je suis, correspondant à ces critères subjectifs de beauté hautement grossophobes. Parce que si je prends du poids ou si ma fesse se relâche, il se passe quoi ?
Voilà, un petit apport à ton texte très bien argumenté, au propos pertinent et au message important.
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« On nous martèle donc que si on porte du 40-42, on est grosse. »
Oh merde !
Je suis vraiment grosse alors, ma mère avait raisoooon !
Je fais du 40 – 42 – 44…. (oui ça dépend des vêtement, plutôt 40 /42 en haut et 42/44 en bas)
C’est. Vraiment. N’importe. Quoi. En effet.
Sinon pour l’IMC…bien d’accord. Couplé à d’autres indices comme le rapport taille/hanches, les médecins l’utilisent quand même encore je crois pour déterminer l’obésité.
Par contre utilisé tout seul, il nous dirait que certains sportifs très musclés sont obèses (les muscles ça pèse plus lourd que le gras, si j’ai bien retenu).
C’est évidemment absurde.
En bref on ne peut pas réduire l’être humain à un simple indice…quel que soit le domaine.
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tu a oublié une catégorie de gens qui peuvent se sentir directement concernés par la grossophobie: les gens qui ont été gros et qui ont maigris…
du coup le coup du « t’es mince tu peux pas savoir toutes les problématiques que ça engendre » ça ne tient plus… je le vois bien moi au quotidien, j’ai fait 130 kilos, j’en fait aujourd’hui autour des 60, rien ne montre exterieurement que j’ai pu avoir de gros soucis de poids sauf que ouai les injonctions grossophobes, les pubs à la limite du décent, les défilés de mode tout ça ça me choque et meme si je ne suis pas spécialement militante ça ne m’empeche pas de brailler de temps en temps sur tout ça…
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Oui, on me l’avait fait remarquer, et tu as tout à fait raison.
Et je compte un de ces quatres faire un article sur la place des anciens gros dans la lutte contre la grossophobie.
Parce que dans ce domaine, y a les deux extrêmes :
– La personne qui, comme toi, se prend encore dans la gueule la grossophobie latente de la société.
– Et l’ancien gros qui vire condescendant en mode « j’y suis arrivé, faites comme moi ».
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pour tout dire j’ai encore vachement du mal à me sentir légitime en tant que « mince »
effectivement j’ai maigris « grace » à l’anorexie alors quand je parle du fait que je pesais 130 kilos que l’on me félicite, que l’on me demande comment j’ai fait pour maigrir autant ça me reste un peu en travers de la gorge d’accepter les félicitations et de scander « j’ai été anorexique! »
maintenant ça va une peu mieux mais sur mon ancienne carte d’identité (que j’ai du changer recement) j’étais encore en « version grosse » et forcément quad je devais la sortir pour une démarche officielle ou pour payer en chèque une fois sur 2 c’étais la meme remarque « ouaaaah c’est vous ça vous etes sur?! vous avez vachement maigris comment vous avez fait? vous me donnez votre régime? »
et moi de penser très fort » ta gueule occupe toi de ta paperasse le reste je t’assure que tu ne voudrais pas l’entendre! »
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Je suis mince, je l’ai toujours été, et pourtant je lutte contre la grossophobie tout comme je lutte contre le racisme alors que je suis blanche et contre l’homophobie tout en étant hétéro. Faut-il forcément être « concerné.e » pour défendre une cause ? Il y a bien des hommes féministes, et heureusement ! D’ailleurs le terme « concerné » n’est pas vraiment pertinent… A partir du moment où l’égalité et la tolérance sont en danger nous sommes tou.te.s concerné.e.s !
Juste une petite correction que j’avais envie de faire, mais je trouve ton blog excellent, j’ai d’autant plus été touchée par les articles sur le suicide puisque je l’ai moi-même vécu, d’abord avec une amie que j’ai longtemps soutenue qui a fait plusieurs TS, ensuite avec ma mère, qui elle hélas a fini par véritablement passer à l’acte.
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Non y a pas besoin d’être « concerné.e » pour défendre une cause.
Clairement pas.
Mais tu reconnaitras quand même que les personnes qui vivent le truc en première main sont plus à même, peut-être pas en soi de défendre cette cause, mais au moins d’identifier les priorités de la lutte et de savoir où se trouvent les problèmes quoi.
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